J’ai eu la chance de réaliser un entretien avec Geoff Marslett, afin de mieux comprendre Quantum Cowboys. En effet, son film en compétition dans la catégorie Contre-Champs du Festival d’Annecy 2022 m’avait immédiatement attiré l’œil.
Je n’ai pas pour habitude de faire des interviews sur Jevaisciner. Néanmoins, j’ai été tellement fasciné par mon visionnage du long-métrage, qu’il fallait que j’en sache plus. J’ai donc interrogé Geoff Marslett, le réalisateur, pour approfondir le sujet. En bonus, le co-scénariste et compositeur Howe Belb était aussi présent.
Un procédé créatif original au service du propos :
« […] je voulais installer ce sentiment physique du changement, lors du visionnage. » G. Marslett
Quantum Cowboys utilise principalement la technique de la rotoscopie (animation par-dessus du live, ndr). Comment avez-vous procédé pour créer autant d’univers ?
Geoff : Le film mixe la théorie physique « des mondes mutliples », provenant de Schrödinger, Hugh Everett, Wheeler, avec l’idée que l’on fait tous des choses ensemble. On a des expériences, mais chacun l’internalise différemment, a un souvenir différent. Et ces souvenirs créent leur propre univers, de la même façon que la physique crée ses propres univers.
J’ai donc voulu réaliser un film qui se raconte à travers tous les souvenirs de tous ces différents personnages et je voulais un moyen de décrire quel souvenir on est en train de regarder. Même si vous ne comprenez pas le souvenir de qui vous êtes en train de regarder, je voulais installer ce sentiment physique du changement, lors du visionnage.
Ainsi, j’ai su que nous avions besoin de 12 styles d’animation. Le script avait des marqueurs qui indiquaient quand il fallait changer d’animation. Les styles devaient suffisamment se différencier pour savoir qu’on est dans un univers différent, d’un souvenir différent. Je voulais qu’ils ressemblent suffisamment aux personnages, afin de ne pas se perdre. Bruno dans un souvenir ressemble à Bruno dans le suivant, Linde dans un souvenir ressemble à Linde dans un autre. C’est pourquoi la rotoscopie était un bon choix, car les personnes continuent de ressembler aux acteurs. Si vous partez du live-action vers la rotoscopie, ce n’est pas comme partir du live-action vers Mickey Mouse et de ne plus reconnaitre qui que ce soit.
Une fois que nous avons décidé de cela, nous devions apporter des styles d’animation suffisamment différents, qui ressemblent suffisamment à la personne, c’était un travail d’équilibre. Nous avons ainsi utilisé 3 styles de rotoscopie, ainsi que des médiums mixtes comme le papier découpé et le stop-motion. C’est pourquoi nous avons utilisé ceux-là en particulier et pourquoi la rotoscopie était la plus pertinente.
Vous avez travaillé avec beaucoup d’illustrateurs. Comment cela s’est-il passé ? Aviez-vous déjà une idée des styles que vous vouliez ou leur aviez-vous laissé carte blanche ?
Geoff : Un peu des deux. J’étais assez chanceux de pouvoir caster les animateurs, de la même façon que vous castez des acteurs. J’ai recherché parmi mes amis qui avaient un style artistique qui correspondait à ce que nous voulions et j’ai pu les recruter.
L’idée de base, c’était de tous les avoir à un seul endroit et qu’on puisse travailler tous ensemble et que les animateurs puissent tous communiquer entre eux. À la place, nous avions dû travailler à distance. Ainsi, une bonne partie de mon travail était de leur donner suffisamment de liberté et que cela ressemble à leur style. Cependant, deux animateurs travaillaient parfois sur la même scène, donc je devais leur donner assez d’indication pour que cela fonctionne. À la fin, j’ai récupéré tout leur travail et je les ai assemblés au compositing (étape de fabrication où l’on assemble toutes les images de rendus, ndr).
Avez-vous dû sélectionner des styles après plusieurs tests ou vous avez tout utilisé ?
Geoff : J’aimais le style de toutes les personnes que j’ai engagées. En fait, vous aviez le poste parce que j’aimais votre style, vous n’aviez juste qu’à le faire.
Parfois, on peut voir de vrais décors, tantôt réels, tantôt sur fond vert. Comment avez-vous tourné ces plans ?
Geoff : À chaque fois que l’on voit des acteurs incrustés dans les décors, ils ne sont pas réels. Avec mon amie Devin, nous avons construit un large tissu vert de 18 mètres, à l’intérieur de sa grange. Nous avons tourné sur le sol en terre puis nous avons composités dans les différents mondes.
Environ 60% du film a été tourné de cette façon et ensuite, nous avons tournés dans le désert. Nous sommes descendus à Tucson, pour certaines scènes désertiques, puis les arrière-plans en Arizona, au Nouveau-Mexique et dans l’Utah. Puis finalement, la partie avec Mémoire (le narrateur du film, ndr) a été tournée à New York. Nous avons beaucoup bougé.
J’ai décelé 3 parties distinctes dans le film. Le narrateur qui explique les théories de physique, la quête principale des héros et enfin, l’intrigue autour de la porte. Cependant, la partie du narrateur est dans 2 styles différents. Un en fractal et un autre en stop-motion. Pourquoi avoir choisi deux styles ?
Geoff : Je trouve ça super, car pour le coup, vous êtes la première personne à poser cette question. On peut penser aux premiers abords que le narrateur est en dehors du reste de la timeline, cependant, il n’est pas simplement narrateur. C’est un personnage de ce monde et s’il on peut faire les 3 films, il sera plus expliqué dans le 3e.
Il a de multiples timelines, mais quand il est fractal, il les a toutes en même temps. Tandis que quand il est en stop-motion, il est dans une seule. Autrement dit, il a plusieurs échos en fractal et une seule voix en stop-motion.
Une trilogie ambitieuse et intellectuellement stimulante :
« […] nous sommes tous des artistes essayant de partager notre expérience. » G. Marslett
À la fin du film, on peut lire qu’il s’agit d’une trilogie. On peut le lire dans la bande-annonce, mais dans mon cas, je ne l’ai pas vu avant la séance. Que pensez-vous de placer l’information de la trilogie au début ? De préparer les spectateurs à consciemment ne pas tout comprendre à ce moment et d’être consciemment confus, attendant des réponses pour plus tard ?
Geoff : C’est un choix difficile. Je pense que si le film, très challengeant, demande aux spectateurs de s’y tenir, même 20-30 minutes, ils seront très désorientés. Mais une fois que le film se termine, les choses commencent à se rassembler et on voit les trajectoires. Comme il s’agit de la première partie d’une trilogie, il existe des questions auxquelles nous ne répondons pas ici.
Lors du tout premier montage, je ne l’avais même pas précisé, qu’il s’agissait d’une trilogie, pas même à la fin. Mais justement, pour les raisons que vous avez mentionnées, je voulais que cela y soit quelque part. Je voulais laisser le spectateur se dire que « Des questions sont intentionnellement en suspens ». Il y a encore beaucoup de choses qui questionnent, que nous n’avons pas encore abordés.
Donc cela a été un choix difficile, même quand le film s’appelait encore « The Boarding House Reach ». Je craignais qu’avec un titre très conventionnel, les spectateurs une fois dedans soient aveuglés par l’étrangeté, le multi-monde et le multi-format. Alors que s’ils voient « Quantum Cowboys », j’espère que cela leur apparaitra comme un western inhabituel.
On essaye, lors de ces projections, d’introduire cela, que je puisse me lever et dire « Hé le public, vous êtes ici pour quelque chose ! Si vous me donnez un tout petit peu, je vous promets énormément en retour. » Durant les 15 premières minutes, vous allez vous dire « Je ne sais pas exactement ce que je fais là. Quel est ce film ? »
Et je suis convaincu que s’ils savaient qu’il s’agissait du premier film d’une trilogie, il l’aurait su avant. En le mettant à la fin, j’espère qu’ils se diront « Attends mais… OK, il y en a plus. » Ils n’auront ainsi pas de stress concernant Colfax et Depew ou les Vikings. Car ces personnages ne sont pas encore expliqués pleinement, ils reviendront.
Quel degré d’interprétation autorisez-vous avec votre histoire ?
Geoff : C’est mon film, mais c’est comme un enfant qui va à l’université : on a fait tout ce qu’on a pu, depuis des années. (rires)
Howe : Il a une vie propre. Une fois que vous faîtes le mojo et le juju, il commence à avoir sa propre force vitale, puis nous informe ce qu’il veut faire ensuite. Et ce mec (Howe désigne Goeff) le monte comme un cheval, tout du long. Il commence à ruer de cette façon et se cabrer de cette façon, avant même que vous ne le sachiez. Dresser ce cheval est plus difficile qu’il ne le pensait.
Geoff : Je pense que l’interprétation, c’est tout ce qu’il reste maintenant. J’espère que le public verra ce que j’ai mis dedans, qu’il en verra plus et qu’il reviendra vers moi pour me dire ce qu’il en a pensé. L’art, c’est trouver un moyen de communiquer notre expérience personnelle avec quelqu’un d’autre, car personne n’a la même expérience. Que ce soit l’art de la conversation ou l’art d’une photo sur Instagram, qu’importe, nous sommes tous des artistes essayant de partager notre expérience. J’espère avoir partagé un peu de cela, nous avons fabriqué quelque chose qui était de partager notre expérience. Et maintenant, le public nous le rendra avec son expérience également.
C’est un peu méta car chaque personne aura des souvenirs différents de ce film, qui lui-même parle de souvenirs différents.
Geoff : La tagline que j’ai mise sur le poster c’est « Observation always affects the outcome » (L’observation affecte toujours le résultat, ndr). Je le pense vraiment. À chaque visionnage, le film sera légèrement différent, chaque public crée le film de son expérience. C’est pourquoi c’est amusant de le voir avec le public.
Avez-vous déjà complètement écrit les 3 épisodes ?
Geoff : Ils ne sont pas complets, quelques esquisses, des points d’histoire. Si celui-ci a du succès et qu’on le vend, je me poserai pour finir certains détails. Mais il y a déjà beaucoup de choses déjà écrites et prêtes.
Je ne suis pas sûr que beaucoup de gens les verront, mais il y a des éléments, comme le piano bar, vous pouvez voir un personnage derrière la fenêtre qui s’éloigne, pendant que Frank est assis là. Ce sont des choses qui sont déjà écrites et auxquelles ont répondra plus tard. Mais certains points plus précis ont besoin de travail. Et beaucoup plus de musique. Ce gars (Goeff désigne Howe) a écrit toutes les chansons qu’on a utilisées.
Howe : C’est mon taff, man.
Geoff : Je sais que ce n’est sans doute pas dans vos questions, mais c’était très chouette à chaque fois que j’ai vu le film en France avec des sous-titres, car les personnes qui les ont faits ont également traduit les paroles des chansons. Je commence à réaliser que les films sont bien mieux avec des sous-titres car, avec tout ce que [Howe] a mis dans les chansons, cela donne du sens au film.
Quand vous regardez le film en anglais, vous savez qu’il y a des chansons, mais vous ne prêtez pas attention aux mots. Et maintenant que les mots sont écrits en bas de l’écran, vous comprenez ce que la chanson raconte aussi. C’est une sorte de niveau méta supérieur, car un des côtés de ce film était de se questionner sur cette musique.
On m’a beaucoup posé la question cette semaine, du genre « Pourquoi votre Western ne ressemblent pas aux autres ? » J’ai répondu que « Parce que les Westerns qu’on voit avec Clint Eastwood n’en sont pas. Ils sont en Espagne, pas en Amérique. » Mais la plupart des gens pense que ce genre de Western est devenu le souvenir du Western pour tout le monde. Je voulais donner une version différente. J’avais un souvenir de l’Ouest et pareil pour la musique de l’Ouest. J’adore voir les sous-titres français car cela donne plus de présence à la musique que sans.
Un film personnel qui met en valeur l’art de la science :
«[…] la science est un art en soi. » G. Marslett
Combien de temps cela vous a pris pour écrire ce film ? Depuis quand en avez-vous eu l’idée ?
Howe : Il y a cinq ans non ?
Geoff : Oui, nous avons eu l’idée il y a environ 5 ans. Et c’est finalement en 2019 que je me suis posé pour la transformer en script et tourner en octobre 2019.
Howe : Cela ressemble un peu à du jazz. Nous avions les chœurs, mais pas les solos. Puis [Geoff] a commencé à créer des dialogues et ces personnages géniaux dans son histoire. Tout ce que nous avions était les chœurs de mots, les chansons, le film, qu’il a fini par assembler. Maintenant c’est mon Coltrane (référence à un artiste de jazz, nldr).
Geoff : (rires) C’est une bonne collaboration. C’est un plaisir de trouver quelqu’un qui a aimé transmettre ces idées. Merci pour ça.
Howe : Oui, c’était bien d’apprendre comment le faire. Juste de voir comment fonctionne le processus, car je n’avais jamais fait ça avant. Dès le début, je lui disais juste un tas d’idées au téléphone. Je ne lui aurais jamais écrit « Geoff, est-ce que tu vas garder tout ça ? » (rires de Geoff) Il aurait su comment le mettre dans le scénario, dans les grandes lignes. Et de ces grandes lignes, il l’aurait éventuellement pris et l’aurait transformé en quelque chose qu’il aurait pu filmer.
Geoff : (rires) C’est plutôt fou n’est-ce pas ?
Dernière question. Quelles ont été vos inspirations pour créer ce film ? Quelles ont été vos références ?
Geoff : Ma plus grande inspiration pour moi était mon ancienne vie, quand j’étais encore physicien, avant de faire des films. Il y avait une partie de moi qui regardait les films de l’Univers Marvel, à propos des mondes multiples etc… et qui aimait ça. Mais ils n’étaient pas scientifiquement corrects, ce sont juste des aventures.
J’aime profondément la façon dont la science est un art en soi. Nous ne sommes pas sûrs de certaines choses, mais les théories nous expliquent comment elles sont construites. Elles se basent sur des règles et à l’instar de personnages, elles ne peuvent pas violer leurs propres règles. C’est pour cela que je voulais réaliser un film plus cérébral, qui utilise la théorie « des mondes multiples » et qui rend justice à la science. Je pense sincèrement que l’idée qu’il existe des multi-mondes n’est pas si différente de celle qu’il existe des multi-souvenirs. Car personne n’expérimente le monde de la même façon.
La conscience est une expérience singulière en chacun et je voulais trouver un moyen d’exprimer cette idée folle sur l’écran. J’ai voulu créer une sorte d’oignon, que l’on pèle avec d’abord le rapport à l’endroit. Être en Arizona en 1873 ou en 1973 est plus ou moins la même chose qu’être en Arizona ou à Annecy aujourd’hui. Les lieux enregistrent eux-mêmes le ressenti des gens. Ce qu’on ressent émotionnellement c’est le souvenir. L’expérience est aussi différente qu’on soit à deux endroits sur la planète qu’à 100 ans d’écart.
Et ensuite, on pèle une nouvelle fois l’oignon pour découvrir ce qu’est la violence d’un Western. « Comment aider ? Quelle est la meilleure façon de gagner un combat ? » Ce n’est même pas être dans un combat. Et vous continuez de peler, c’est comme cela que j’ai enfoui des idées.
Je vous confirme que moi-même, j’ai compris dès le début que le film allait être plus scientifique.
Geoff : Donc vous saviez en venant, que vous seriez préparé pour ça ?
Oui, vous savez, honnêtement, quand j’étais à la conférence de presse d’Annecy, ils ont présenté beaucoup de films et le vôtre est celui que je voulais voir en premier.
Geoff : Wow, j’ai eu plusieurs personnes qui m’ont dit que c’était aussi la première chose qu’ils voulaient voir. Quand on me le dit, je suis évidemment très heureux.
Merci à Geoff et Howe pour leur temps, ainsi qu’à Sylvia pour m’avoir permis cet entretien. Les propos ont été recueillis lors du Festival d’Annecy 2022 et ont été adaptés pour le format d’article.